Sur son char invisible, la Lune s’installa en même temps que la nuit en chassant les dernières lueurs du jour pour répandre son règne journalier. De la même manière, Yamanaka Rei avait chassé tous les espoirs d’un peuple conquis par la force, et imposé son règne despotique en convoquant ses Lieutenants pour inaugurer son régime. La cité vassale profita de la nuit pour faire son deuil, tandis que la nébuleuse du soir avalait les sanglots du désespoir et du chagrin, et absorbait les reliquats d’hommages tristes à mourir à l’adresse de ceux qui s’étaient sacrifiés pour une gloire anéantie, pour une liberté atrophiée par les derniers mouvements de résistance qui avaient été balayé par le volcan vengeur d’un homme obnubilé par la violence. La violence qu’il avait subie. Et la violence qu’il avait fait subir.
Sous l’extrême pâleur d’un soir muré dans le silence du deuil, les Kumojins marchaient tels des fantômes errants à la recherche d’une dernière chandelle dans les ténèbres. En vain. Quasiment tous ceux qui avaient osé s’opposer au despote avaient été massacré ou brûlé ; la main de Rei avait elle-même ôté la vie de plusieurs guerriers. Kumo n’était plus que le cimetière d’une cité glorieuse, le vestige d’une ère obsolète enfermée dans sa tombe.
Mais lui, il savourait l’instant. Après un long périple de mercenaire et quelques années de bons et loyaux services pour la cité des nuages, il avait été enfermé à cause de son rêve parricide, et depuis toute son existence n’était devenue plus qu’un miroir onirique. Sa seule liberté avait été spirituelle, et s’il n’avait été l’hôte de la plus fine ouïe du village, il n’aurait sans doute jamais supporté son calvaire derrière les barreaux sinistrement alignés devant lui, et sur la pierre froide de son cachot morbide. A présent, pèlerin plein d’espoir, il errait dans le soir en savourant les odeurs putrides des corps brûlés ou dépecés et celles, bien fraîches, d’un vent nocturne qui glissait entre les débris ; de la même façon qu’il laissait sa peau tremper dans le froid du soir, se délectant de cette sensation si exquise de marcher dans un territoire sans frontières. Ce silence qui régnait autour de lui n’était que pur délice : il y décelait quelques notes discrètes, comme une poésie symphonique, subtile et raffinée, modeste en son genre, qu’il était l’un des rares à pouvoir contempler par l’ouïe. Spectacle doux et rafraichissant, la liberté reconquise n’était que juste mérite pour toute cette patience qu’il avait eu.
Un effort de plus pour le Kôgen qui le récompensait par cette poésie du soir.
Cependant qu’il rêvait en marchant, sage et pensif, il entendît comme une vibrance proche de lui. Décelant la présence obscure d’un être placé non loin de lui, se présentant sur sa route comme une chimère au milieu du destin, il fit monter sa main droite pour écarter ses cheveux du côté de son oreille droite. Cette silhouette nébuleuse n’était pas fondamentalement inconnue, mais la vibrance qui émanait son aura écartait les hypothèses d’une personne lambda. « Chú ý đến anh ấy ». Fais attention à lui, lui conseilla le Kôgen. Sans trop comprendre pourquoi, depuis que la Résonnance avait révolutionné l’existence des ninjas, le guerrier pâle et vaporeux avait ressenti comme des périls qui le guettaient dans l’ombre, d’étranges avertissements sensitifs qui troublaient ce sixième sens inné. Devait-il bifurquer ?
« Qui êtes-vous ? »
Irrésistiblement, la raison avait cédé devant son impérieuse curiosité. Le besoin de savoir pourquoi cet étrange protagoniste arrivait là, probablement pas par hasard, dépassait sans doute celui de l’esquiver. Tout compte fait, il décida d’entamer l’échange, malgré tous les dangers qui le guettaient dans les rues de Kumogakure depuis qu’il était libre.
sous l'extrême paleur d'un soir aube et crépuscule @Nobusada
Docteur itinérant, élève turbulent et émotif, Explosive disposant des réponses, scientifique à l’arme blanche ornée de savoir ; shinobi s’illustrant de volonté et de stature. Les rencontres et les événements depuis la Chute avaient été légions pour peupler les journées de l’Ombre Solitaire. Pourtant il ne passait pour autant aucune de ses nuits à se reposer et optait presque toujours pour de longues randonnées au milieu des décombres qui l’emmenaient aux quatre coins du village sans que personne n’ait pu saisir réellement le but de telle entreprise. Et pas étonnant puisqu’il n’y en avait foncièrement aucune. Cherchait-il à surveiller et potentiellement calmer les esprits échauffés ? Ou peut-être une personne ? Une femme ? Une ombre dans la nuit ?
Kansei marchait inlassablement et chassait les pensées d’autrui pour les assimiler, dans l’espoir secret que son système cognitif le laisse profiter de sa vie paisible. Celle qu’il n’avait jamais eu jusqu’alors. Celle pour laquelle il faisait tout cela.
Pourquoi ne pas tout quitter ? Car le Nara n’était ni couard ni lâche et qu’il l’avait promis. Parce qu’il savait que ce que le Daimyô recherchait à l’époque, la chose même qui avait causé ce conflit, le battement d’aile de l’effet papillon ; tout cela tenait dans son simple esprit. Comment alors profiter de son existence si ce n’était qu’un répit ou un sursis ?
Les bribes de métaphysiques se mêlant à son anamnèse de Feu et de Nuage, il ne se rendit qu’un peu trop tard quand on l’aborda de façon orale d’une présence chakratique ; premier manquement depuis son arrivée au village caché. Une voix assurée qui voulait une réponse. Soit, l’Ombrageux allait la lui donner.
« Une âme qui a choisi le même horaire que vous pour errer dans ces rues. Que cherchez-vous ? » Sa question fut posée sur le même ton que l’inconnu. Kansei observa son visage pour l’instant inexpressif, sa longue toge blanchâtre et sa chevelure de même teinte, plus longue que la sienne et portée libre, cerclant un visage aux traits fins et un regard serpentin dans lequel il planta le charbon du sien.
Il n’avait jamais vu cet énergumène auparavant, Kansei en était pour ainsi dire persuadé. À moins que… ? Il semblait trop spécial pour être oublié.
S'il n'avait été assez curieux, sans doute se serait-il arrêté à cette simple conclusion : cet homme n'était pas le sien. Cette nuit qui planait au-dessus de leur tête d'une manière assez fantastique pour envelopper les deux olibrius d'un voile galactique, nébuleuse impénétrable pour l'esprit d'un mortel, apportait à cette rencontre incongrue une dimension mystique. Réciproquement, c'est comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Mais en réalité, il s'agissait bien de deux inconnus.
La réponse du Nara vint comme une ombre au milieu de la nuit : c'était une note parfaite dans la symphonie des opaques ténèbres. Une tâche noire dans un tas de roches volcaniques. Uniforme dans le contexte. Sans doute que l'homme braisé avait bien saisi l'importance de camoufler son jeu : ainsi la stratégie du doute s'immisça-t-elle au coeur du débat. Dans son élément, parfaitement intègre, il dévoila un ton aussi obscur qu'il pouvait l'être lui-même. Nocturne.
Mais que pouvait-être cette nuit sans sa lune pâle ?
A certains égards, les deux personnages étaient un miroir des cieux. La Lune qu'incarnait fidèlement le blême Nobusada s'était incrusté dans le territoire du sombre Kansei. Les deux émissaires métaphysiques se toisaient en sachant très bien ce que cela signifiait : s'ils étaient foncièrement différents, ils avaient paradoxalement quelque chose de semblable. Quelque chose qui se tenait loin, très loin du jour.
« Si j’épouse votre logique, je suis censé dire que je cherche ma route, puisque nous errons. »
En déroulant le Verbe, l’ancien mercenaire des plaines du Kaminari se rendît compte que sa réponse était un peu ferme, un peu trop sur la défensive, comment l’avait été le Nara. N’était-ce pas là la volonté de cet artiste des ombres qu’il ne connaissait guère encore ? En tout cas, cela ressemblait farouchement à une tentative de détourner la conversation pour emprunter une dialectique plus sinueuse. En dépit de sa curiosité, qu’il laissa de côté pour ne pas se montrer davantage discourtois, le diadème zélé du Kôgen décida de briller non par sa pâleur au milieu de la voûte obscure, mais par sa sagesse éclairant la route des âmes en perdition.
« Cela dit, je puis vous parler d’une route qui mène vers des horizons plus grands. A votre façon de vous tenir et compte tenu de l’assurance qui est la vôtre à cette heure tardive, et ce malgré les désastres qui ont secoué la cité ces dernières nuits, serait-il mal avisé de ma part de supposer que vous êtes un combattant ? »
La première étape risquait d'être passée aussitôt que l'individu se sentirait prêt à déclarer ce qui d'une certaine façon semblait être une évidence. Dès lors, Nobusada savait qu'il aurait à le convaincre plus fermement de sa foi...
sous l'extrême paleur d'un soir aube et crépuscule @Nobusada
Kansei écouta ; observa. Le pâle manieur de ninshû qui se tenait éclairé par l’astre nocturne semblait une lagune bien trop calme d’où pouvait surgir n’importe quoi d’autre que le maigre reflet des rayons servant de stèle pour graver leurs proses absconces. Comme dessinés au fusain, dans les cendres d’une cité qui semblait à bout de souffle pour en reprendre un nouveau, il observait et écoutait.
« Et bien vous en aurez une multitude, dans un contexte comme celui-ci. » Il n’y avait qu’à se baisser pour trouver son compte, malotru comme homme de foi et autre parangon de vertu. Certains se pourvoyaient de la tâche de reprendre Kumogakure des mains des forbans et des étrangers en fuyant pour revenir plus forts ; d’autres restaient là et courbaient l’échine à l’affût d’une occasion. Kansei se contentait lui de battre le pavé, bien plus au fait de sa double-nature que n’importe qui d’autre pouvait l’être à sa connaissance.
La prose de Nobusada avait ce quelque chose d’un prêche ; l’homme semblait habité ou persuadé de l’être par quelque chose sur laquelle l’Ombre Solitaire n’arrivait pas à mettre le doigt. Des songes intangibles qu’il ne pouvait définir avec des mots vraiment concrets. Doucement, le Nara fit un simple geste vers sa poche et en ressortit avec autant d’ataraxie une simple cigarette qu’il porta à ses lèvres peu charnues, sa dextre l’illuminant d’un claquement de doigt comme pour corrobrer tacitement les dires du sybillin inconnu.
« Ca ne le serait pas ; bien que j’aime à penser que je suis avant tout un homme de paix et de plume. » Il inspira une bouffée de tabac qui ressortit par son orifice buccal, sans pour autant arrêter de soutenir l’échange de regard entre eux. « Regardez autour de vous ; après tout ce village en est rempli. Des combattants tombés, d’autres victorieux. Est-ce cela que vous cherchez, donc ? »
La raison de son insomnie était-elle la recherche d’un adversaire ? Kansei était las de cet aspect des shinobis ; celui de l’attrait pour le sang et la croisade. Mais pas moins qu’un autre, il était disposé à dispenser les derniers sacrements.
Diablerie de tous les instants, l'incongruité de leur rencontre posait, sur un sol écarlate nourri de liquide vermeil quelques jours plus tôt, les conditions d'un accord ombragé, bien surveillé par la prunelle astrale qui se baladait mollement dans l'immensité du ciel, feignant de ne pas s'intéresser aux deux hommes mais éclairant tout de même de quelques pâles rayons cet échange envolé de lyrisme. Berceau d'une alchimie balbutiante, ce soir promettait de marquer un tournant dans l'existence éphémère de Nobusada.
L'homme à peau de colombe observa l'olibrius sinistre qui se tenait face à lui. Ayant agité les flammes au bout de son addiction, la fumée dévorante aspira son visage dans un voile qui empêcha son vis-à-vis de déceler ses expressions. Soit. Le fidèle du Kôgen se plaisait dans la nébuleuse insondable de cet instant, et s'il ne décelait pas bien visuellement le faciès du stratège amoureux de la plume, il connaissait d'autres façons de lire un peu plus loin dans son âme.
Il ferma les yeux et à cet instant, c'est comme si son corps plongeait dans la houle et s'engouffrait sous les eaux, s'égarant dans la mer infinie. Soudain, tout autour de lui, il n'y avait plus que liquide et bulles, et tout devint morosité froide et épaisse dans ces eaux sempiternelles. Solitaire noyé dans les immensités écumantes, il se concentra derrière ses paupières clauses pour entendre le chant des baleines. Activant par instinct son sonar, il eut la sensation de se répandre dans les eaux comme de l'encre de sèche : ainsi, il devenait Poséidon, le dieu des abysses bleutées. Il pouvait tout entendre.
Il décela, dans cet onirisme invisible, un crépitement intensif, puis un lourd courant d'air. Comme un vortex engloutissant le brasier furieux. Il sonda un peu plus loin. Derrière tout cela, un coeur battait lentement, au milieu des méandres fuligineuses d'artères tissant l'intérieur d'un homme.
Un coeur volubilement calme et apaisé.
« Votre coeur semble épouser vos paroles. »
Confia-t-il, comme s'il était capable de déceler la vérité en se concentrant sur son ouïe, ce qui n'avait rien de vrai.
Paupières toujours closes, il voulût poursuivre son analyse mais soudain, un terrible sifflement envahît son crâne : un sifflement strident, vibrant, tel un cri aigu lancinant créé pour le ronger de l'intérieur. Derrière cela, une voix en colère surgissait, beaucoup plus caverneuse, une voix sordide et montante, un courroux titanesque ! Dans une langue inconnue, ce récital belliqueux agressa l'oreille du pâle guetteur de la nuit comme un grondement rapide et violent, monstre articulant toute sa haine, spectre insolent déliant sa tirade sataniste !
Il dût ouvrir ses yeux pour rompre cette cacophonie. Son front perlait de chaleur et d'effort. Tout cela s'était déroulé en une fraction de seconde mais, tant c'était troublant, le mercenaire albâtre avait la sensation d'avoir parcouru mille ans de tortures. Sans le savoir, il venait de subir quelques fragments perdus de la Résonance.
Etait-ce la voix vengeresse des morts qui gisaient sous la terre qu'il venait d'entendre, ou celle d'un dieu de colère ? Il ne le savait guère. Mais il remarqua qu'il n'avait pas entendu le Kôgen depuis longtemps.
« Je... »
Comment camoufler cette soudaine vulnérabilité face à quelqu'un d'un tel calibre que son interlocuteur virtuose de subtilités en tout genre ?
Il essuya son front et tenta de se reprendre. Il se souvint qu'il voulait arpenter, avec cet inconnu, un chemin bien long menant vers d'autres réalités.
« Je me présente : Nobusada. A votre instar, j'aime le verbe et surtout la paix, mais celle que je recherche est intérieure. Elle se regarde avec les yeux de l'âme. Voyez-vous, je suis un homme de foi, et si je foule cette terre, c'est pour y disperser de solennelles prières. J'honore ce que l'on considère comme la source de la lumière, celle de la nuit comme celle du jour : le Kôgen. La dimension du sacré vous semble-t-elle accessible, étranger de la nuit ? »
Il écarta ses bras et sa toge tombante donnait l'impression d'un cygne ouvrant ses ailes. Baignant dans la lumière du soir, l'homme de dieu se révéla dans toute sa splendeur surnaturelle. Il n'avait rien révélé de son affinité sur le son, ni de sa maîtrise du pugilat et du ninshû.
sous l'extrême paleur d'un soir aube et crépuscule @Nobusada
Le sempiternel rictus en demi-teinte de Kansei vint casser son épiderme et plus précisément ses lippes, retroussées par ses prochaines paroles. « La moindre des politesses quand on énonce ses vérités. » Il n’essaya pas d’infirmer ou de confirmer la façon qui restait même à ses yeux experts un mystère, bien que les manières étaient nombreuses.
Le pâle inconnu sembla en proie à une douleur, ou plutôt à un éclat planté là où la vue ne pouvait aller apprendre ce qu’il en était. Kansei le regarda paupière close se débattre un instant, l’intriguant plus qu’autre chose. Que pouvait-il bien se passer dans ce crâne qui paraissait bien fait ?
L’Ombrageux constata la perle salée s’évaporer le long de sa tempe placide, ne battant pas le rythme comme on aurait pu s’y attendre. Kansei ne lui fit pas l’insulte d’énoncer ce qu’il avait vu, pas plus qu’il ne sembla physiquement y réagir. Après tout l’heure était avancé et la personnalité marginale face à lui semblait hantée de démons ; qui n’en avaient pas tapis quelque part prêt à surgir à des moments inopportuns ?
Quand il se fendit au début d’une phrase qu’il aurait bien voulu ouïr, le shinobi muni de l’uchigatana ne se ceignit d’aucun mot, encore une fois. Immobile et pourtant insoluble dans cette nuit noire et dénuée d’un sens clair quant aux raisons de cette rencontre, l’Ombre du Nuage -comme l’avait appelé si bien cette jeune fille au faciès marqué par l’inconnu- attendit.
« Kansei. » Il laissa les deux syllabes couler hors de sa gorge en les pesant comme si il y avait là intérêt à entendre son prénom. Son père moqueur l’avait nommé ainsi à cause du double sens dûe à l’écriture ; selon les symboles utilisées, il se voyait donc pourvu de l'appellation ‘Calme’ comme celle de ‘Tromperie’.
« Un but honorable mais bien dur à atteindre même pour le plus pieux des hommes. » Il fixa l’homme aux bras écartés et aux gestes graciles, l’air étonnement interrogateur. Tout ce qui touchait à la religion avait lieu de mystère, ou presque. « Voilà une épineuse question s’il en est. Mes croyances sont assez limités mais j’envisage et je comprends, libre à vous de me conter vos adages et vos prérogatives. Le carcan des Dieux n’a d’égal que l’impénétrabilité de leurs voies ; j’ai toujours considéré qu’avec toute l’intelligence du monde il était donc dur d’appréhender les enjeux de telles entités. »
Une façon polie de démontrer l’inconnu devant lequel il était mis, son ouverture mais aussi son refus d’obéir à des lois qu’il ne connaissait pas.
La scène mystique poursuivait son déroulement, rendant l’échange aussi abscons qu’imprévisible, toujours dans le voile trouble d’une nuit pleine de secrets. Figure de soie toisant un visage de marbre, l’homme incarnant la blancheur dardait de son œil diadème, endémique avec le reste de son allure, l’œil obscur de celui qui incarnait, à l’inverse, la noirceur. Le Ying, et le Yang. Malgré tout, il n’y avait dans cette dichotomie colorée aucune nuance de bien ou de mal, en dépit de ce qui pouvait tomber sous l’évidence, aussi assurément que leurs esprits étaient bien trop ascétiques et universels pour se rabaisser à une conception manichéenne de la vérité, telle qu’ils commençaient à l’aborder. Ainsi donc, se conformisant au débat mais surtout à des principes de nature assez pragmatique, le Nara réfuta la supposition du Sairyo inavoué, bâtard de naissance. Le carcan des Dieux restait, selon lui, à l’appréciation des Dieux, même s’il estimait la chose concevable. Finalement, n’était-ce pas une remise en question du rôle joué par Nobusada ?
Cet esprit-là était bien trop tactique, bien trop terre-à-terre, et s’il avait une certaine étoffe, peut-être manquait-il d’ouverture. Le prêtre belliciste pouvait lire à travers son verbe : c’était presque une mise en garde. Ne refusant pourtant pas quelques saints adages, sûrement par courtoisie envers un homme de foi, le convaincre était toutefois de l’ordre de l’impossible, ou du reste cela était-il presque irréalisable. Sa déclaration frappa le confesseur et aurait pu le bousculer davantage s’il n’avait pas anticipé une répartie de si grande gymnastique intellectuelle. Le challenge était aussi immense qu’alléchant. La barque du Nara ne se laissait pas emporter par les flots : il fallait, pour la faire voguer en direction du Kôgen, la détacher de la berge, de laquelle elle restait fort proche sûrement parce qu’elle y trouvait une certaine forme de protection, de réconfort. Emporter un enfant de la terre aussi robuste dans les eaux profondes de la foi… c’était peine perdue, et pourtant, le jeu en valait la chandelle.
Alors, il fallait employer la rhétorique. S’il n’était pas expert en la matière, Nobusada n’avait cependant pas grand-chose à perdre. Effaçant de son esprit toutes ses angoisses, il parla, souverain de sa conviction, apôtre de la lumière :
« Je prierais pour vous, Kansei. Puissent ces futures phrases vous bénir. Néanmoins, permettez-moi de vous interpeller sur l’impénétrabilité de la voie divine, telle que vous l’avez évoqué, pour vous éclairer sur cette dernière. Certes insondable, le Kôgen n’en demeure pas moins à la portée de tous. D’avance, j’aime à penser qu’il est plus agile, intellectuellement parlant, de croire que quelque chose existe, plutôt que rien. Me justifier ne serait que logorrhée épuisante, et pour vous épargner ces quelques palabres, je vous suggère simplement que tout est composé de façon mathématique. Ce monde, aussi énigmatique soit-il, est une alchimie parfaite de tout ce qui le compose, et ne dure que parce qu’il est bien pesé. La formule du corps respecte la règle de l’homéostasie, un équilibre parfait du système sous tous ses aspects, pour permettre à ce dernier de fonctionner. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Si vous êtes capable de mesurer cela, alors vous êtes déjà bien avancé sur cette voie qui vous semble si chimérique… »
Seul l’argumentation donnerait du sens à ce débat. C’était du moins l’estimation faite par Nobusada face à un esprit aussi cartésien.
sous l'extrême paleur d'un soir aube et crépuscule @Nobusada
Si il y avait bien une chose qu’on ne pouvait enlever au luminescent éphèbe, c’était la détermination avec laquelle il se persuadait de ses propres mots ; sur un esprit faible et ayant besoin d’une guidance particulière, cela pouvait avoir un effet dévastateur. En cela ce n’était pas bien différent de d’autres prêcheurs aux buts divers. Pourtant son interlocuteur semblait ne pas vouloir emmener Kansei ailleurs que là où il était actuellement et le Nara l’écouta donc avec une attention renouvelée avant de répondre sur un ton toujours aussi calme.
« Vous m’en voyez honoré, par les temps qui courent cela ne sera pas de trop. » Si son Dieu pouvait lui éviter la guerre, le goût du sang et les aléas shinobis alors pourquoi blâmer Nobusada. Dans le cas contraire, cela se révélerait un problème à traiter. Un de plus sur la longue liste de ceux qui se bousculaient devant sa porte. Mais à chaque jour sa guerre, et chaque nuit ses discussions, aussi intenses fussent-elles.
« J’entends ce que vous dites. Et il est vrai que si on suit vos dires, il est plus facile de prouver l’existence de quelque chose plutôt que pointer du doigt le vide. Je ne peux pourtant m’empêcher de me demander.. Et si. Et si tout cela n’était qu’un hasard et que nous nous trouvions être des erreurs, le résultat d’une coalition de chimères qui donnèrent les Hommes ; le Chakra ou ce qui l’a apporté... » Il haussa les épaules délicatement et vissa une cigarette entre ses lèvres.
« Si ce n’est pas indiscret, comment avez-vous obtenu une telle foi ? Qu’est-ce qui en a été le déclencheur ? Qu’à-t-elle fait pour vous et plus important encore... » Son regard albâtre d’accalmie se braqua dans le sien. Pas accusateur. Pas féroce. Seulement étrangement calme. « Qu’avez-vous fait pour elle ? »
Entre Kansei et Nobusada, il n’y avait rien d’autre qu’une paroi de verre. Invisible, elle était pourtant là, gardant les deux illustres pugilistes à distance, forçant le face à face, et ne dissimulant aucune facétie. L’albâtre posa ses yeux de serpent sur ceux du cendré, acceptant cet air de défi qui s’immisçait entre eux deux ; petit à petit, se révélant dans toute leur splendeur spirituelle et intellectuelle, les deux apôtres de la pensée et du soir déployaient leurs collerettes, prédateurs lézardant dans la nuit, venimeux et froids. La force des choses commençait à les rassembler dans l’idée qu’ils pouvaient s’offrir l’un à l’autre en joute verbale ; mais que, par leurs convictions respectives, ils étaient amenés à pénétrer sur un terrain d’adversité. Une rivalité naissait. Terre peuplée d’idées, de principes, de fierté. Terre divisée en deux par cette paroi de verre, reflétant symétriquement chacun d’entre eux : mystique, cette rencontre solennelle n’allait pas tarder à se conclure.
Se conclure dans le respect, pourvu que cette paroi n’explose pas dans l’adversité naissante, ce qui risquait de les déchirer tous les deux. S’il permettait un échange tout à fait transparent, le verre n’était-il pas aussi coupant que des lames de rasoir ?
Le chantre de la voie religieuse accepta la remarque du cartésien mais garda dans un coin de sa tête, figée dans sa mémoire, cette remarque bien placée, qui n’avait pas le ton de la provocation mais qui en possédait tout de même le fond. Qu’on lui demandasse si le Kôgen était véritable était une chose ; mais qu’il dusse se justifier de sa fidélité en était une autre. Impertinente et tout à fait conscientisée, cette question lourde de sens fendît la brume entre les deux olibrius noctuéliens et ouvrit le chemin vers une querelle ouverte, ce que redoutait le prêcheur. Malgré tout, il prit une déviation pour éviter l’axe direct de la joute, une déviation qu’on pouvait tantôt associer à de l’obscurantisme, tantôt associer à de la sagesse.
« Si nous ne sommes que du hasard, alors permettez-moi de croire que notre existence est dénuée de sens. Or je ne pense pas que nous soyons des coquilles vides. »
Il marqua une courte pause, continuant de fixer Kansei. L’un et l’autre étaient impénétrables ; mais si le Nara fumait presque nonchalamment en face de son interlocuteur, Nobusada restait figé dans sa position, figure de pierre immobile baignant dans l’infini du temps.
« Quant à ce qui m’a conduit au Kôgen et ce que j’ai fait pour lui, je ne saurais vous le décrire sans exprimer ma fierté, et je ne souhaite pas que ma personne fasse de l’ombre à mon message. Dans un autre contexte, je vous en révélerai peut-être davantage, mais pour l’heure, vous devrez vous contenter de cela : je suis un ancien mercenaire errant dans le Kaminari. J’ai vu bien des choses et parcouru bien des plaines. Mais aucun de mes voyages n’a jamais été aussi grand que celui que j’ai entamé vers la Foi. Je ne dis pas cela pour vous convertir, mais je vous invite à méditer sur la question, quitte à vous faire votre propre opinion ; et si par hasard il arrive qu’un jour la chose vous enchante, sachez que ma porte sera ouverte. Sur ces mots, cher Kansei… »
L’albâtre s’inclina vers l’avant, en guise de respect, pour saluer son interlocuteur.
« … je vous laisse profiter de cette belle nuit. »
Ainsi, sous l’extrême pâleur d’un soir, le brave Nobusada croisa la route du terrible Kansei, marquant dans le marbre le début de ce qui deviendrait soit une grande fraternité, soit une grande rivalité.
sous l'extrême paleur d'un soir aube et crépuscule @Nobusada
Le pragmatisme contre la foi, le spirituel contre la froide réalité. Certains soirs froids, couvert de l’hémoglobine de certains qui avaient plus péché ; l’obligeant à révéler à la faveur d’une nuit de génocide son plus noir aspect, il avait bien penser s’en remettre à Plus Haut. S’invectiver à penser que tout cela n’était que le résultat d’une faveur divine et que le bout du chemin serait la récompense, le justificatif de tous ces massacres. Mais ce qui était un cadeau était aussi sa malédiction et les chaînes éthérées de sa condition de simple mortel lui avait rappelé le point de vue qu’il ne se surprenait pas à défendre ou au moins à exprimer ; il se retrouvait chaque soir seul. Face à ce qu’il avait fait. Ce qu’ils avaient fait.
Aussi sage que son apparence divininatoire le laissait présager, les mots de son vis-à-vis n’eurent pas pour but de déclencher un conflit qui n’avait pas de sens et qui le releguerait au simple rang de fanatique ; ce que le Yukan avait déjà assez dans ses rangs pour son plus grand soulagement.
« Je pense que les coquilles se remplissent par l’expérience et que nos actes simples suffisent à nous définir. De là à savoir ce qui les provoque ; si tout cela n’est qu’une toile plus grande.. Je ne suis que Kansei, je n’ai pas ce genre de connaissance. » Et même si c’était dommage, il s’en contenterait.
Aussi hermétique que ses mots étaient parlant de sens, le prêtre blanc du Kôgen continua sur un ton qui se voulait respectueux, dans la lignée de chacun de ses dires.
« C’est honorable. Que votre voyage soit dénué d’embûche. Ne vous en faites pas, je délibère souvent avec moi-même. Puisse votre soirée être à la mesure de la mienne, tant vous m’avez fourni de matière à penser. »
Il s’inclina de la même façon que Nobusada, marquant par là le respect mutuel et consenti. Cet éphèbe l’intriguait.
Doucement, l’Ombrageux dont les ténèbres avaient été bafouées et tâchées des embruns clairs-obscurs du religieux continua sa route, l’air aussi flegmatique qu’à l’accoutumée. Pourtant, là dans son esprit, aucun de ses mots ni de ses allégations n’étaient ressorties, soigneusement classées, triées. Indéniablement, il l’intriguait.